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Duo d'auteurs #2 : Prajwal Parajuly et Abdelilah Laloui
20 février 2021
Prajwal Parajuly est un jeune auteur indien. J'ai lu et beaucoup aimé son roman, Fuir et revenir, dont la traduction française est parue début 2020. Il raconte le retour en Inde de quatre frères et sœurs qui avaient fui leur pays d'origine et y reviennent pour fêter les 84 ans de leur grand-mère.

Abdelilah Laloui est un (très) jeune auteur français, encore étudiant à Sciences Po. Il a 21 ans, mais son autobiographie, Les baskets et le costumes, a paru au même moment : il y raconte le parcours qui l'a mené à fonder une association pour promouvoir l'accès à la culture dans les zones défavorisées, et qui l'a fait passer d'un monde où il se sentait illégitime pour accéder à la culture dite officielle, à un monde où il écrit et transmet lui-même cette culture.

Ils écrivent dans des contextes différents, pour des publics différents ; l'un écrit de la fiction réaliste, l'autre raconte son parcours. Mais aussi, ils sont jeunes, ils s'engagent, et ils croient, chacun à sa manière, que la littérature peut changer le monde. Je leur ai donc posé cette question : comment, pourquoi, la littérature peut-elle jouer ce rôle ?

C'est parti pour un échange que j'ai trouvé passionnant à recueillir, et donc j'espère que vous allez le trouver encore plus passionnant à découvrir !

(la traduction des propos de Prajwal, qui s'exprime en anglais, est de moi ; mais rassurez-vous, elle a été relue par Prajwal lui-même, car il comprend le français)

Prajwal, vous décrivez une scène de corruption, en la présentant comme une fiction. Abdelilah, vous décrivez une scène de violence policière, que vous avez vécue. Témoigner, est-ce une manière d'être engagé ?


Prajwal. Il faut tenir compte du contexte de mon pays, l'Inde. La corruption y est tellement omniprésente que je ne peux pas imaginer une Inde sans elle. Dans mon État d'origine, le Sikkim, c'est même un mode de vie. Il y est parfaitement acceptable que des gens accumulent des biens - d'énormes bâtiments, des dizaines de terrains de la taille de la France -, qu'ils ne pourraient jamais s'offrir avec leurs salaires de fonctionnaires. Rien de tout cela n'est stigmatisé ni dissimulé. Et même plus : les rares personnes non corrompues sont critiquées pour leur étrangeté. « Cet homme, le secrétaire d’État aux transports ? », disent les gens en levant les yeux au ciel. « C'est un Gandhi. »


Dans un contexte pareil, ce que fait Chitralekha, la grand-mère de 84 ans de Fuir et revenir, ne sort nullement de l'ordinaire, et écrire à ce sujet me semblait la chose la plus naturelle du monde. Est-ce que j'espérais que cela changerait les habitudes de mon peuple ? Pas le moins du monde. Est-ce que cela fera réfléchir les gens sur la corruption ? Pas le moins du monde Quand quelque chose semble aussi naturel que de respirer, il faut plus qu'un livre pour changer les choses.


Abdelilah, ce contexte indien semble très différent de ce que nous connaissons en France. Est-ce qu'ici, témoigner prend une valeur plus politique, parce que ce ne sera pas compris comme un constat, mais une dénonciation ?


Abdelilah. Je pense que le témoignage est une forme de revendication importante car il peut mettre en lumière la situation personnelle des individus. Les réseaux sociaux le prouvent. Ils ont permis de libérer la parole sur beaucoup de sujets tabous grâce aux témoignages des internautes. Témoigner permet de produire des objets de lutte contre la violence et la discrimination, mais aussi de provoquer des prises de conscience. Dans notre contexte de surinformation, prendre le temps de lire différents témoignages me semble essentiel pour la compréhension et l’évolution de notre société. La littérature reste la meilleure tribune politique.


Prajwal. Ce que vous appelez témoignage, c'est pour moi la simple description du cadre dans lequel vivent mes personnages, qui est aussi le pays dans lequel je vis une partie de l'année. Mais cette description peut changer d'autres choses, du côté des mentalités, et Fuir et revenir en donne plusieurs exemples.


L'acceptation de la sexualité d'Agastaya, par exemple. Dans Fuir et revenir, c'est un des enfants de la famille Neupaney qui se sont installés à l'étranger. C'est un médecin prospère, qui vit à New York avec un homme. Il n'a pas le courage de parler de son orientation sexuelle à sa famille. Mais il faut savoir que j'ai écrit le livre en 2012. Le système judiciaire indien avait déclaré l'homosexualité illégale. Or, il y a deux ans, elle a été légalisée. Si j'avais écrit le livre en 2020, Agastaya aurait probablement fait son coming-out ; ça aurait été difficile pour lui, mais il l'aurait fait. Cela peut enseigner aux lecteurs à faire preuve de compassion pour les raisons qui l'ont poussé à garder son orientation secrète.


Dans Fuir et revenir, il y a aussi le personnage de Ram Bahadur Damaai, un homme « de caste inférieure », qui est en fait une meilleure personne que tous les Neupaney réunis. Peut-être cela permet-il aux lecteurs de se rendre compte que la caste est superficielle, la beauté fugace, le succès difficile à atteindre. La lecture rend plus ouvert et plus compatissant.


Très belle idée : peut-être faut-il plus qu'un livre pour changer les mentalités, comme vous l'avez dit, mais chaque livre compte et la lecture a son rôle à jouer. D'ailleurs, vous êtes tous les deux jeunes, vous vivez dans un monde qui change et où il faut trouver sa place, et vous écrivez. Quel pouvoir a la littérature, pour les jeunes ?


Prajwal. Pour que la littérature soit une forme d'engagement puissante pour les jeunes, l’État doit s'engager pour la promouvoir. Or, la France, malgré tous ses défauts, a fait un travail fantastique en ce sens. Il y a sans doute peu de pays au monde où les librairies indépendantes ont autant résisté pendant la pandémie qu'ici. Il y a sans doute peu d'autres pays qui montrent autant d'enthousiasme pour la littérature étrangère. Il faut savoir qu'ailleurs dans le monde, il peut y avoir des gouvernements qui ne veulent surtout pas faire face à un lectorat informé, des gouvernements qui n'aiment pas la littérature.


Donc pour vous, la littérature est bien un moyen d'expression de la pensée contestataire, mais les situations dans nos deux pays sont opposées : en France, contrairement à l'Inde, cette tradition de contestation est enseignée parce qu'on considère que l'enseignement doit éclairer les masses.


Prajwal. Pour moi, cette idée est fascinante. Au collège, en Inde, tous les élèves savent ce qu'est la liberté d'expression, mais les limites qu'on lui fixe sont souvent scandaleuses. Blesser les sentiments religieux de quelqu'un, par exemple, est un délit qui peut être poursuivi. Et il est très facile de blesser les sentiments religieux de quelqu'un. N'importe quoi – littéralement n'importe quoi - peut offenser les gens. Nous sommes les personnes les plus facilement offensées au monde.


En Inde, les choses se passent tellement, tellement mal. Les journalistes de tous bords sont arrêtés. A Delhi, une manifestation de paysans a rendu le gouvernement nerveux. On voit fleurir des procès contre des journalistes qui parlent du gouvernement d'une manière peu flatteuse. Twitter a suspendu temporairement des comptes de journalistes, et même celui d'un magazine. Alors je sais que ce que vous avez en France n'est pas parfait, mais vous ne devriez jamais prendre pour acquis cette liberté que vous avez d'écrire librement, d'utiliser l'écriture pour protester, bref, la chance que votre plume ne soit pas  muselée.


Abdelilah. Bien sûr, la littérature est enseignée en France et il n'y a pas de discours qui lui est hostile, mais il ne faut pas idéaliser sa place car certaines classes de la population ressentent un sentiment d'illégitimité qui barre l'accès à l'expression par la littérature mieux que ne le ferait une censure officielle. Justement, avec Les baskets et le costume, mon intention était de mettre des mots sur un sentiment d’« illégitimité » sociale ressenti par beaucoup de jeunes, afin de le dépasser. J’ai voulu décrire mon cheminement pour que d’autres puissent se reconnaître et ne pas se limiter comme j’ai pu le faire. En racontant mon parcours et mes rencontres, j’ai également voulu montrer que nous avions des ouvertures dans notre parcours, difficiles à percevoir certes, mais qu’elles pouvaient être déterminantes. Dans mon livre, je détaille mon blocage avec la littérature et explique comment le hasard des rencontres m’a conduit à y trouver finalement un réconfort. Je ne voulais pas prouver que c’était simple pour tout le monde, au contraire, mais j’ai voulu ouvrir les yeux à d’autres sur ce champ des possibles souvent difficile à accepter dans un environnement social contraignant.


Savez-vous si votre livre a été très lu par des jeunes, justement, avez-vous eu beaucoup de retours en ce sens, avez-vous pu en discuter avec des jeunes de votre âge ou des lycéens ?


Abdelilah. Oui. J’ai reçu plusieurs messages de la part de collégiens et de lycéens, qui m’ont beaucoup touché. J’ai pu me rendre compte qu’un sentiment de honte était partagé par beaucoup et que libérer la parole à ce sujet pouvait leur donner confiance. Certains m’ont avoué qu’il s’agissait du « premier livre qu’il avait lu en entier ». Je n’aurais pu espérer mieux de ce livre.


Est-ce que cela implique que pour les jeunes, la littérature peut être une forme d'engagement plus puissante que la politique ?


Abdelilah. Oui, je suis persuadé que la littérature peut jouer un rôle prépondérant dans l’engagement des jeunes. Pour ma part, elle m’a poussé à m’engager et m’a surtout permis de croire que j’en étais capable. Lorsque notre énergie rencontre la justesse des mots d’un auteur, on est pris d’un élan incomparable. Cela provient sûrement du rapport personnel que l’on entretient avec la littérature et de l’impression que l’auteur s’adresse directement à nous. Chacun peut faire d’un livre son manifeste politique.


Quel est votre « manifeste politique » personnel, alors ?


Abdelilah. Sans hésiter, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke. Sa lecture m’a donné le goût de l’engagement et m’a poussé à créer l’association Tous Curieux.


… Je rappelle que c'est l'association que vous avez créée alors que vous étiez au lycée, qui promeut l'accès à la culture dans les zones défavorisées.


Abdelilah. C'est cela. Et donc, les mots de Rilke ont su me convaincre que la contestation pouvait être légitime et que je pouvais la définir moi-même afin d’agir. En le lisant à 17 ans, j’ai compris que je n’étais pas condamné à un déterminisme social mais qu’au contraire je pouvais contribuer à le renverser. L’insouciance de l’adolescence m’a permis de croire en ces mots : « C’est ridicule. Me voilà dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit-ans, que personne ne connaît. Je suis assis ici et je ne suis rien. Et pourtant ce rien se met à réfléchir, il réfléchit dans son cinquième étage, par un maussade après-midi parisien, et voici ce qu’il pense : Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? (…) Mais si tout cela est possible, même s’il devait n’y avoir là qu’un soupçon de possibilité, il faut à tout prix que quelque chose ait lieu. (…) Il va falloir que ce jeune étranger insignifiant, Brigge, s’installe dans son cinquième étage et écrive jour et nuit. Oui, il va falloir qu’il écrive, c’est ainsi que cela va finir. »


Et vous, Prajwal, vous reconnaissez-vous dans ce pouvoir accordé à la littérature ?


Prajwal. Pour ma part, au départ, je n'écrivais pas dans cet esprit engagé. Mais les retours de mes lecteurs m'ont fait comprendre cette puissance de la littérature et des possibilités pour un écrivain de s'engager. C'est même une question que mes livres ont souvent soulevée, car ils abordent de très nombreux thèmes qui touchent l'ensemble de la société de l'Asie du Sud-Est. J'ai souvent décrit Fuir et revenir comme un roman dans lequel j'ai décidé de faire figurer tous les tabous de cette zone du monde auxquels je pouvais penser, et je me suis bien amusé à le faire. J'y ai mis la classe sociale, la caste, le genre, la sexualité. J'y ai évoqué la situation des réfugiés au Bhoutan - le Bhoutan a pratiqué une forme de nettoyage ethnique en expulsant de ses frontières 106 000 citoyens de langue népalaise, comme Ram Bahadur Damaai dans mon livre – : or, peu de gens en parlent dans les médias, parce que le Bhoutan a peu de poids géopolitique. Donc, oui, mon roman aborde des questions importantes, quel qu'ait été mon objectif.


L'engagement est-il finalement inhérent à l'acte d'écrire, sans avoir besoin de le rechercher ?


Prajwal. Au début de ma carrière d'écrivain, je soutenais toujours que j'écrivais des romans dans le but premier de raconter une histoire. Je me tenais à distance de la figure de l'écrivain en tant que contestataire qui pouvait changer le monde. Par exemple, je considérais avec un certain dédain les critiques qui faisaient allusion à  l'éclairage que j'apportais sur une question aussi peu médiatisée que le traitement du peuple népalais par le gouvernement bhoutanais. J'étais bien idiot et prétentieux de courir les festivals littéraires en affirmant que « ce n'était vraiment pas mon objectif », que « écrire en tant qu'activiste, ce n'était pas mon truc. »


Et puis des réfugiés bhoutanais du monde entier – d'Australie, d'Amérique, d'Écosse – m'ont envoyé des courriels qui venaient vraiment du cœur, et qui exprimaient leur gratitude parce que j'avais abordé la difficulté de leur situation dans mes romans. J'ai pris conscience du fait que j'avais beau avoir l'intention ne de raconter que de belles histoires de pur divertissement, elles faisaient plus que cela. Et c'est loin d'être une mauvaise chose. Aujourd'hui, j'accepte l'idée que la fiction a peut-être un rôle plus important que le simple divertissement. Si ma fiction peut rendre le monde meilleur, mettre en lumière des questions importantes et ignorées, enseigner la compassion, alors c'est merveilleux. Je ne suis plus mal à l'aise avec l'idée qu'écrire, c'est agir.

Qu'en pensez-vous ?