Club livresque
Ce prix est très exigeant : nous sommes onze à lire ces romans et à les chroniquer sur nos différents réseaux. Nous avons déjà commencé à les adorer, à les détester, voire à être indifférentes, et surtout, nous disons pourquoi - onze fois pour chaque livre. A la fin, nous élirons celui qui aura emporté le plus grand nombre d’entre nous.
L’exercice est passionnant… et je m’y livre pour la deuxième fois aujourd’hui au sujet de Catharsis : disputatio, de Patrice Quélard. Il est déjà l'auteur de très nombreux romans et nouvelles, et a déjà reçu plusieurs récompenses littéraires. C'est un auteur "hybride" : tantôt édité, tantôt auto-édité. Catharsis : disputatio est auto-édité, et c'est surtout une formidable reconstitution historique doublée d'une satire de notre monde contemporain. J'ai été très impressionnée par ma lecture, même si mes goûts me portent vers d'autres genres littéraires. Je vous dis pourquoi dans mon analyse !
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Catharsis : disputatio se situe donc dans ce monde, au milieu, au début du 13ème siècle, à l’époque des Cathares (des Albigeois, si vous préférez), que l’on connaît généralement par les impressionnantes ruines de leurs châteaux qui subsistent dans le sud-ouest. Intrigues de cour, ambitions, disputes religieuses, tout cela fait partie des ingrédients du roman : est-il le Nom de la Rose, ou le Pilier de la terre, du 13ème siècle ?
➡➡Un voyage dans le temps réussi⬅⬅
C'est une réussite pour ce qui concerne la reconstitution historique. Une partie des personnages ont vraiment existé (Pierre de Castelnau…). Dès lors, pour les férus d'histoire, c'est un régal car il y a de très nombreuses références qui attestent du fait que l'auteur a travaillé son sujet avec précision, s'est documenté, au point de reproduire des "cansos" d'époque, à savoir des textes de troubadours qui étaient chantés dans les cours, où les interprètes avaient une aura qui n’est pas sans rappeler celle de nos rock-stars. Les disputes intellectuelles entre courants religieux reposent sur des arguments très précis : tout comme dans Le nom de la rose, où l'inquisition expose des arguments religieux subtils, Disputatio prend le temps de développer (sans complexité) des joutes oratoires, les conciliabules qui les préparent, aussi bien que les ressorts des manipulations ourdies.
Mais il y a aussi des éléments dont on est obligé de se demander s'ils ne sont pas anachroniques. Je ne suis pas spécialiste de l'époque, mais est-ce qu'il a vraiment existé au 13ème siècle une jeune fille volontaire et avide d'indépendance, fille unique d'une mère effacée et d'un père certes autoritaire, mais qui ne voit pas pourquoi elle ne pourrait pas lui succéder ?
Peut-être pas. Mais est-ce un problème ? Pas du tout, bien au contraire. Après tout, c'est aussi la méthode qu’a utilisée Umberto Eco avec Guillaume de Baskerville, le moine enquêteur du Nom de la rose, qui recourt à la logique déductive moderne dans un monde où on condamne sur des preuves ordaliques. Ces anachronismes permettent à un lecteur contemporain de s’identifier, tout en se sentant transporté dans un monde ressuscité.
Bref : tout cela, pour moi, est donc très réussi.
➡➡Une satire du monde contemporain⬅⬅
Disputatio ressuscite le passé, mais pas n’importe quel passé, et cela en fait finalement une satire politique : il passe par un sujet dépassionné (les controverses qui ont émergé autour des Cathares ne sont plus vraiment brûlantes) pour critiquer indirectement le monde contemporain.
Bien sûr ! Tout d’abord, il s'agit d'une société où un groupe religieux s'écarte de la religion majoritaire, qui, elle, le diabolise et veut l'empêcher de prendre toute influence. On le sait, ce combat finira dans le sang. Mais Disputatio est le premier tome d'une (future) trilogie, et les années qui y sont relatées sont celles où l'hérésie est encore combattue par le verbe. Par le verbe, mais non sans ruse ou manipulation pour amener l'autre sur un terrain où il sera plus facile à battre. Par le verbe, mais non sans que la situation ne menace de dégénérer et n'impose parfois de protéger les protagonistes. Par le verbe, mais non sans ourdir en coulisse des assassinats politiques... Il s'agit donc d'années qui ont d'intéressantes résonances avec notre monde contemporain, et qui contiennent un message de mise en garde : car on sait bien qu'après les années 1204 à 1207 de ce premier tome, viendra une période autrement plus violente.
Ensuite, l'autre résonance avec notre monde est incarnée par un drapier qui veut tellement dominer le marché et s'enrichir qu'on devine que cela le mènera à sa perte - à moins que l'auteur ne nous réserve une suite immorale. Il s'enrichit, s'enivre du pouvoir que cela lui permet d'acquérir, et n'arrive plus à mettre de limites à sa volonté d'écraser ses adversaires. Là encore, toute ressemblance avec l'accroissement spectaculaire des inégalités auquel nous assistons dans notre société mondialisée, et les conséquences désastreuses auxquelles cela pourrait nous mener collectivement, est probablement tout sauf fortuite…
Enfin, les principaux personnages qui entrent en controverse religieuse ont existé, tandis que la famille du drapier est fictive. C'est donc une volonté de l'auteur que de mettre en scène, à côté de guerres de religion, une classe de la société où la religion n'importe pas (le drapier fait affaire et sympathise avec catholiques, cathares, juifs, et même un mercenaire sans autre foi et loi que la sienne), et où seul l'argent définit les rapports entre les êtres (c'est d'ailleurs assez significatif que le seul dans ce groupe qui finit par montrer un geste d'humanité est justement le mercenaire sans pitié). C'est précisément dans cette classe qu'une femme pourrait succéder à son père (après tout, si seul l'argent compte...). J'ai évidemment compris ce pan de l'histoire comme une manière de compléter le parallèle entre le 13ème siècle et le nôtre : aujourd'hui, en effet, coexistent et s'allient, peut-être, des haines qui s'appuient sur des prétextes religieux et d'autres qui n'ont que l'argent pour maître. Là encore, c'est habile et bien mené de la part de l'auteur, et j'y ai été sensible.
➡➡Un livre qui n'est que peu basé sur l'émotion : une qualité ou un défaut, selon le point de vue !⬅⬅
Ce roman appartient donc à un genre bien identifié (le roman historique), avec une arrière-pensée décryptable (l’analyse politique et la mise en garde), et dans ce genre, il n’y a pas forcément besoin d’introduire de l’émotion. Je suppose même que cela gênerait certains lecteurs qui ne recherchent que la véracité historique et les résonances géopolitiques, acceptent pour cela qu’une partie des personnages soit fictifs, mais s’attendent à ce qu’ils soient vraisemblables, et seraient déçus si le roman cherchait à leur tirer des larmes.
C’est fait de manière très intelligente, si bien que j’ai apprécié ma lecture : je mentirais en disant que je n’ai pas été impressionnée. Je l'ai été, vraiment, et j'aurais adoré l'adorer. Mais j’y ai pris un plaisir essentiellement intellectuel. Or, un roman ne m’accroche vraiment que si un de ses ressorts est l’émotion. Certes, j’exagère en disant qu’il n’y en a pas : elle est présente au travers de l'amour paternel, des émois de Poncia et Bernat, des tourments de Bertrand qui lutte contre ses penchants homosexuels, ou encore des discrètes passions que déclenche Adalays. Les chapitres qui mettent en scène ces personnages sont d’ailleurs ceux qui m'ont le plus accrochée, et dont j’attendais le retour. Mais on ne sait pas après quel dénouement courent les personnages : on suit les épisodes de leur vie, c’est tout, et ce n’est pas l’essentiel du roman. J’ai ressenti les passages qui leur sont consacrés comme des concessions pour que le livre ne soit pas uniquement une chronique, plutôt que comme son véritable ADN.
Pour moi, c’est ce qui empêche que ce livre soit un véritable coup de cœur. Mais pour celles et ceux qui ne partagent pas mes goûts, c’est la garantie d’une passionnante incursion dans une période méconnue, dont les leçons méritent d’être connues. Ce livre vous passionnera si vous êtes historien : êtes-vous historien ?
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