La Lorette

(G. Charpentier)
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Elle a un père à qui elle dit : «Adieu, papa ; tu viendras frotter chez moi dimanche. » — Elle a une mère qui prend son café au lait quotidiennement sur un poêle en fonte.

Elle est née avec l'instinct de la truffe, de l'acajou, du remise.

Elle prend son nom dans un roman taché de graisse.

Elle a des cartes en porcelaine, une Léda en plâtre sur sa cheminée, un corset à la paresseuse, assez d'orthographe pour en mettre sur l'adresse d'une lettre, un appartement à double sortie. — Elle a une amie laide.

Elle préfère la guinée à la couronne, le ducat au florin, le carolin à la rixdale, la pistole à la piastre, le double aigle au dollar, la roupie au fanon, le ryder à l'escalin, l’impériale au rouble, le sequin au yaremlec, le napoléon à l'écu, l'or à l'argent.

Elle ne paie pas son propriétaire ; elle ne paye pas sa couturière ; elle ne paye pas sa crémière ; elle ne paye pas son porteur d'eau. Elle paye sa lingère. Son coiffeur se paye.

Elle a un entreteneur qui la paye, un monsieur qui la paye, un vieux monsieur qui la paye, des amis qui la payent, et beaucoup d'autre monde qui la paye encore.

Elle a un amant de cœur qui ne la paye pas, mais qui paye, chez le parfumeur, le vinaigre et les savons.

Elle a des épithètes à la portée de toutes les bourses. Elle écrit aux garçons dans les prix de 100 fr. : «. Si vous saviez, Albert, comme chaque jour, chaque heure, chaque minute, je remercie Dieu de vous avoir rencontré ! »

Elle vit le jour avec des gens qui ont une raie au milieu de la tête et l'esprit du journal du matin ; la nuit, avec des gens qui n'ont plus de cheveux et qui ont l'esprit du journal du soir.

Elle a une portière avec qui elle prend l’absinthe, et à qui elle pose des sangsues quand elle est malade.

Elle fait, en se déshabillant, les cartes à ses châteaux en Espagne.

Elle croit au diable, à la justice de paix, au payement des rentes.

Elle a une femme de ménage à qui elle oublie parfois de devoir, pour qu'elle dise : « Ah ! Monsieur, c'est une bien honnête petite femme ! »

Elle s'entend avec la carte des restaurateurs pour aimer les petits pois quand il n'y en a pas encore, et le raisin quand il n'y en a plus.

Elle va au Palais-Royal, dans une baignoire, pour rougir à son aise, — dit-elle.

Elle n'aime pas à souper, parce que cela fatigue. Elle soupe, parce que cela est son état. Elle n'aime pas qu'on la caresse, parce que cela chiffonne sa robe. Elle ne veut pas boire, parce que cela pourrait amener livraison avant payement.

Elle ne prend pas l'argent pour le lancer du côté où il roule. Elle le pose à plat sur le comptoir de la rue du Coq-Héron, côte à côte avec l'anse du panier.

Elle fait l'amour pour se faire rentière.

Elle a une petite médaille de la sainte Vierge en argent, un chapelet en ivoire et du buis du dimanche des Rameaux au-dessus de ce lit qui bat monnaie.

Elle mange comme une vivandière. Elle est bête. Elle est impertinente comme la bêtise.

Elle comprend les calembours et le lansquenet.

Celle-ci se lave les mains à souper dans du champagne à 8 francs la bouteille, disant que c'est de la piquette.

Celle-là, dans un déjeuner de bal masqué, s'écrie : « Quatre heures ! Maman épluche des carottes ! »

La Lorette est cinquième pouvoir dans l'État de par cette catégorie de parents mûrs, bercés par le Directoire, et qui ont gardé les chansons de leur père nourricier, paillards, verts et satyriaques, assez riches pour mettre quelques louis à une bonne fortune mensuelle, assez budgeteurs pour ne mettre l'article Femmes qu'à l'article Pertes au whist.

Il est des Lorettes réputées drôles. Celles-là cassent les verres au dessert, les glaces au vin chaud, chantent du Béranger au garçon, ou font le grand écart.

Il en est de même de phtisiques qui vous menacent de mourir.

Toutes n'ont ni esprit, ni gorge, ni coeur, ni tempérament. Toutes ont même dieu : le dieu Cent-Sous.

Oh ! venez voir, courtisanes des grands siècles, venez voir, magnifiques prêtresses de la Venus Etaera, qui marchiez dans le vice comme sur un tapis de pourpre, triomphantes, ô contemptrices du lendemain , vous qui faisiez votre métier au soleil « par amour de l'Amour », comme dit l'Antoine de Shakspeare, impératrices de luxure, qui « maudissez les coqs parce qu'ils annoncent l'aurore», venez voir ces Ménades rangées, et ces modernes Aspasies ! Venez voir, venez voir, ce roman - Barême ! grandes dédaigneuses du viager, venez voir ces créatures, vos petites - filles , détailleuses de volupté, dépouilleuses d'enfants, gratteuses de vieillesses, poétiques comme des tirelires ! Venez voir, vous qui viviez votre vie sans savoir où elle vous menait, ô vous qui jetiez le fond de votre coupe à l'avenir, et votre couronne fanée aux soucis qui s'empressent, et votre tête à toutes les ivresses, et votre cœur à tous les vents, et vos lèvres à toutes les bouches , venez voir ce vice avare de lui-même, et cette maigre carottière: la Lorette !
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